Réparation des exactions du système brutaliste

Brutalisme
par Achille Mbembe

Dans cet essai de début 2020, le politologue Achille Mbembe dresse une portrait particulièrement à charge du libéralisme. Il y organise le procès des démocraties libérales modernes. Chef d’accusation principal : les brutales exactions du système actuel envers les corps humains. Les témoins appelés à la barre sont un certain nombre des tendances actuelles dans l’organisation des territoires, des espaces, et des hommes qui s’y meuvent :

Couverture de "Brutalisme", d'Achille Mbembe

Frontières et migration : Mbembe explore les camps de réfugiés qui délimitent désormais l’Europe continentale, et où l’horreur est partout.

L’ère du tout numérique : comment l’extraction et l’exploitation de la connaissance à des fins de monétisation transforment les hommes en objets plutôt qu’en sujets. Le travail de Zuboff est assez lisible entre les lignes.

Les enjeux de démographie : ou comment les populations « en trop » sont gérées selon une logique de « régulation des populations excédentaires » par les polices et armées de l’Ouest.

La supériorité forcée du sexe masculin comme vecteur de brutalité et domination sur les corps, dans l’histoire comme à l’ère moderne.

Mbembe explore comment ces thèmes s’interpénètrent, avec comme point commun les prélèvements qui sont effectués en permanence sur nos corps. Confiscation de la liberté de mouvements (migrations), ponctions sexuelles (dominations), vols des données personnelles (pillage)… C’est donc ce rapt généralisé, opéré par des sociétés néolibérales qui s’enfoncent dans des nationalismes régressifs, que dénonce l’auteur.

Verdict : le système est coupable !

Une approche philosophique de concepts politiques

Ce livre se place sans doute quelque part entre la politique et la philo. Les concepts abordés sont souvent à des altitudes élevées, ce qui fait qu’ils peuvent passer assez au-dessus de la tête d’un lecteur avec peu de repères dans le domaine.

Personnellement, je n’ai que très peu de connaissances philosophiques, car le domaine m’a toujours « fait peur ». Il faut dire que comprendre une phrase sur 3, et voir 6 notes au bas de chaque page, c’est peu encourageant… Cependant, en m’accrochant pas mal lors de cette lecture, j’ai réussi à en tirer quelque chose. C’est sans doute parce qu’aux paragraphes ardus succèdent des passages beaucoup plus accessibles.

Achille Mbembe, auteur de Brutalisme.
Achille Mbembe, auteur de Brutalisme.

Notamment, les réflexions sur les déplacements de population et les frontières, leur analyse historique, et les impacts économiques sont particulièrement éclairants. Par exemple, les similitudes sont criantes entre le XVIème siècle qui avait vu le début de la répression du vagabondage et de l’errance, la colonisation de l’Afrique au XIXème, et la répression des migrations vers l’Europe en ce XXIème siècle. Mbembe analyse les courants qui sous-tendent une approche occidentale qui n’aurait finalement que très peu changée au fil des siècles.

On recommandera donc cette lecture, qui a été nourrissante. Mais avec un avertissement : l’écriture est sans doute trop grandiloquente par moment. Elle n’empêchera pourtant pas la compréhension si on s’accorde à aller vite sur certains passages.

L’Afrique en fil rouge

Plus intéressant selon moi a été la découverte des théories d’Achille Mbembe sur le rôle central exercé par l’Afrique dans ces dynamiques de pouvoir et de brutalisme. Dans le passé, bien sûr, avec une analyse intéressante sur la territorialisation forcée des corps africains pendant la colonisation. Au delà, on trouve aussi une excellente explication sur l’exercice du pouvoir sexuel, lors de l’occupation européenne ou sur les plantations dans le nouveau monde. Une lecture économico-humaniste pertinente de la traite des esclaves est également proposée.

Mais Mbembe explore également le futur de l’humanité, à travers une comparaison avec le concept de la réparation, ou restitution, de l’Europe vers l’Afrique. Le dernier chapitre de l’oeuvre, qui y est consacré, pourrait d’ailleurs être lu individuellement, car suffisamment autonome. Il fait état d’une réflexion philosophique autour de « l’objet africain », de sa dépossession, et du sens que prendrait sa rétribution à son peuple d’origine.

Surtout, Mbembe en tire une conclusion généralisée pour tous les actes répréhensibles commis par le système brutaliste. Pour quitter la logique brutaliste néolibérale actuelle, l’Europe devrait donc faire acte de réparation. Envers les africains, bien sûr, mais aussi envers ses propres populations :

La réparation exige de renoncer aux formes d’appropriation exclusives, de reconnaître qu’il y a de l’incalculable et de l’inappropriable et que, par conséquent, il ne saurait y avoir de possession et d’occupation exclusives de la terre.

Achille Mbembe, Brutalisme

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